Ces dernières années, le secteur du jeu de société a connu une formidable expansion. Il n’y a jamais eu autant d’éditeurs, de distributeurs et surtout, le nombre de publications annuelles a considérablement évolué vers le haut. Si la vente traditionnelle des jeux dans les boutiques spécialisées se poursuit, il y a un modèle économique spécifique qui s’est mis en place il y a quelques années, à savoir, le financement participatif. Le participatif, consiste pour un auteur ou un éditeur à proposer un titre, normalement en phase de développement ou même en phase finale et à faire financer sa production par tout un chacun. Des plates-formes comme « Kickstarter » permettent concrètement à un porteur de projet de vous présenter son jeu et de lancer une campagne temporelle visant à collecter le financement nécessaire à sa production. En contrepartie, le contributeur reçoit un exemplaire du jeu et souvent quelques avantages supplémentaires, par exemple sous la forme de matériel additionnel.
Les habitués du domaine ludique connaissent désormais relativement bien ce mode de fonctionnement. Certains l’utilisent de manière sporadique et d’autres de façon nettement plus intensive. Et cette façon de faire s’applique aussi bien aux joueurs-contributeurs qu’aux différents porteurs de projet.
Je suis un joueur, je veux y trouver mon compte
Le joueur peut y trouver son compte car il contribue, néanmoins très modestement, au projet qui lui est proposé, en participant à la campagne de financement. Certes, il contribue financièrement, mais il peut également donner son avis et exprimer son point de vue. Bien entendu, le porteur de projet est libre ou non d’en tenir compte. Parfois, la « communauté des contributeurs » est sollicitée pour donner son avis ou décider de certains choix comme on a dernièrement pu le voir avec le financement du jeu « Outlive » ou « Martians ». Là, les soutiens à la campagne ont pu choisir les coloris pour les différents pions du jeu ou même sélectionner l’un des visuels du plateau de jeu.
Mais le contributeur, très souvent véritable passionné du jeu de société, ne trouve pas simplement son compte sur un potentiel avis qu’il pourrait éventuellement donner. Cela ferait beaucoup trop de « si » pour s’en contenter. Certains participent à un projet afin de dénicher des jeux qui ne verront jamais le jour hors de ce circuit très spécifique ou même parce qu’il s’agit d’un micro-projet qui ne sera jamais distribué en boutique. Mais d’autres sont intéressés par le jeu en lui-même mais aussi par le contenu additionnel que le porteur de projet aura éventuellement décidé de rajouter. Appelé « Stretch Goal », il s’agit souvent de matériel additionnel ou d’améliorations des composants qui sont débloqués au fur et à mesure que la campagne progresse dans son financement. Concrètement, un porteur de projet peut par exemple décider, qu’une fois le financement de base de son projet atteint, de rajouter quelques cartes supplémentaires au jeu si la cagnotte atteint X milliers de dollars/euros/francs… Si elle atteint ensuite une certaine somme, il peut aussi décider de rajouter par exemple une figurine à la boîte du jeu ou des jetons supplémentaires, etc. Certaines personnes y trouvent là une raison viable de soutenir des projets, ou même de les délaisser si le contenu additionnel n’est pas à la hauteur de leurs attentes. D’autres n’adhèrent absolument pas à ce mode de fonctionnement et estiment que le participatif n’est pas là pour « s’en mettre plein les poches » et que son but consiste à faire naître des projets, qui sans ce modèle n’auraient jamais vu le jour.
En matière de tarifs, les joueurs ont parfois la bonne surprise de constater que le produit qu’ils souhaitent soutenir est proposé, durant la campagne, à un prix plus bas que celui qui sera affiché en « retail » (comprenez par là « en magasin »). Il s’agit là, d’une autre forme de contrepartie ou d’avantage qui est alors proposé à ceux qui décident de soutenir ledit projet. Mais cet aspect tarifaire va parfois plus loin que ce qui est simplement proposé par l’éditeur ou l’auteur du jeu. Certains joueurs, comme par exemple ceux de la communauté Cwowd, se sont organisés vers des achats collectifs (pledges groupés) en proposant de faire l’acquisition de 20, 30, 50, 100 boîtes de jeux, envoyées à la même adresse, mais à un tarif discuté et forcément préférentiel. Ce mode de faire permet également de réduire considérablement les frais de transport entre le dispatcheur et le client final. Cet achat groupé doit néanmoins être préalablement accepté par le porteur du projet qui toute liberté de le valider ou de le refuser.
Minimisation des risques pour l’éditeur
Côté éditeur, il ne semble pas qu’il y ait vraiment un profil type de projet pour décider de le porter sur une plateforme de financement participative. Néanmoins, le participatif dispose de ses propres codes et de son mode de fonctionnement qui lui est dévolu. Certains éditeurs se tournent donc désormais vers ce nouveau canal commercial pour éditer leur projet. Certains ne l’utilisent tout simplement pas, d’autres de manière aléatoire en fonction du projet et certains ne financent leur jeu que par ce nouveau mode de faire.
Une campagne à succès est souvent une campagne qui a été préparée de façon soignée. Mais surtout, la clé de la réussite passe indéniablement par la communication qui est faite autour d’un projet. Cela peut sembler évident mais on assiste parfois à des campagnes qui « débarquent » en participatif alors même que la communication a été inexistante, trop peu visible ou alors inadaptée. Sur des portails comme « Kickstarter », qui génère environ 90% du participatif en matière de jeu de société, la clientèle provient aussi bien des Etats-Unis (souvent no. 1 des contributeurs), de l’Allemagne, de la France, de l’Australie, de la Russie ou même de la Chine. Ainsi, il est souvent difficile et onéreux de mettre en place une communication efficace visant à faire parler de son projet à grande échelle, surtout pour les petits éditeurs ou les auteurs à faible budget.
Mais dans la majeure partie des cas, cette nécessité de communication a bien été assimilée et si le projet a bien été préparé, le porteur de projet peut lui aussi y trouver son compte. Ainsi, il se retrouve en contact direct avec les futurs joueurs de son produit. Si cela peut aussi s’avérer piégeur en raison des demandes ou des sollicitations formulées, le contact direct permet néanmoins de se retrouver au cœur des attentes et des préoccupations des joueurs.
Mais soyons clairs, pour un éditeur ou un auteur, lancer son projet en financement participatif, c’est avant tout une façon de minimiser les risques liés à l’édition d’un jeu et de s’assurer des premières ventes, voire même d’une bonne partie de ces dernières. Certains éditeurs l’ont bien compris et utilisent parfois ce mode de faire de façon intensive. Si cet aspect lucratif revêt une importance indéniable, il faut aussi évoquer le fait que le porteur de projet vend son jeu directement au consommateur. Il s’affranchit ainsi des divers intermédiaires comme le distributeur et en toute fin, la boutique. Certains projets vont néanmoins se vendre directement aux contributeurs mais également aux boutiques, tout en prenant en compte le fait que les ventes d’ores et déjà effectuées pendant la campagne ne se reporteront pas sur le circuit classique. Et finalement, il existe un troisième type de projet qui met alors à contribution la plateforme participative pour le financement, le distributeur pour l’acheminement des boîtes et les boutiques, dans lesquelles les contributeurs pourront venir récupérer leur projet.
On ne saurait également évoquer le mode de faire des éditeurs, sans parler des micro-éditions. Celles qui sont souvent portées par une seule et même personne. Le participatif a en effet permis à de tous petits projets d’exister et de voir le jour, ce qui n’aurait pas été possible sans ce moyen de financement. Certes le contributeur devra souvent y mettre le prix car le tirage est parfois réduit à quelques centaines de boîtes ce qui implique un coût plus élevé. Mais par la simplification du relationnel qui est désormais possible entre le vendeur et l’acheteur, ce mode de financement permet de manière aisée d’éditer son jeu. Dans certains cas, il peut même devenir un tremplin vers la création d’une société éditrice et vers l’édition de nouveaux titres. Cela s’est vu par exemple avec la création de la société Pixie Games, qui a initialement été fondée pour l’édition du jeu « Tunhell ». Le succès et la passion étant au rendez-vous, Pixie Games dispose désormais d’un catalogue de plusieurs titres et est même devenue une société distributrice dans le secteur francophone du jeu de société.
Le revers de la médaille
Mais si le participatif semble jusqu’ici présenté de manière plutôt positive, il y a comme dans toute chose, le revers de la médaille. Des petites particularités qu’il vaut mieux connaître et avoir conscience lorsque l’on désire se lancer dans le soutien d’un jeu.
Pour les joueurs que nous sommes, il faut bien avoir en tête que financer un projet participatif n’est absolument pas la même démarche que de se rendre dans sa boutique pour y faire l’achat d’un jeu. Soutenir un projet, ce n’est pas simplement acheter un jeu ! Soutenir un projet, c’est prendre un risque, c’est adhérer à un projet qui n’est pas finalisé, c’est accepter des éventuelles modifications et surtout, c’est accepter le fait que votre jeu vous sera certainement livré avec du retard. Si vous n’êtes pas prêt à accepter toutes ces conditions, il vous est vivement suggéré de continuer à faire l’acquisition de vos jeux chez votre crémier préféré.
Comme son nom l’indique, vous soutenez un « projet » et non un produit fini. Il existe certes des campagnes participatives qui proposent des jeux totalement finalisés, mais dans l’ensemble, vous soutenez essentiellement une démarche éditoriale encore en développement. Parfois, les éditeurs attendent de mettre la touche finale à leur jeu car le financement peut par exemple avoir une influence directe sur les composants. S’en suivra donc toute la phase de pré-production, de production, d’assemblage et de livraison. Etant très souvent effectuée en Asie, cette phase de production des jeux et l’acheminement, essentiellement réalisé par bateaux, sont forcément soumis à des aléas, des impératifs et des complications. Ces derniers peuvent donc logiquement engendrer des modifications sur le produit final et sur les délais de livraison. Un jeu type « cube en bois » peut par exemple se retrouver avec trois ou six mois de retard et pour les jeux avec figurines, il peut se produire six, douze mois de retard. Si des figurines doivent également vous être livrées « pré-peintes », les retards peuvent alors très vite s’envoler. Mais rassurez-vous, il existe de nombreux projets qui sont livrés en temps et en heure car l’éditeur a parfaitement composé sa symphonie, comme sur du papier à musique.
On ne souhaite pas non plus peindre le diable sur la muraille, mais précisons quand même que dans des cas très marginaux, il peut arriver que le porteur de projet ne soit plus en mesure de vous livrer et que vous pourriez ne jamais revoir la couleur du montant engagé. On pourrait par exemple évoquer le projet « Masterisland » qui a souffert d’un problème juridique lié au nom utilisé pour le jeu. Ainsi, certains contributeurs n’ont jamais été livrés et n’ont malheureusement pas été en mesure de récupérer leur mise. Mais cette éventualité reste particulièrement marginale et très peu probable.
Si vous souhaitez vous lancer dans le financement participatif, n’hésitez pas à être curieux, à vous renseigner, à vous joindre à des communautés de joueurs, etc. Si une campagne retient votre intérêt, regardez qui est réellement le porteur de projet. S’agit-il d’un éditeur bien connu du secteur ou s’agit-il d’un auto-éditeur peu connu ? Vous pouvez également déterminer s’il s’agit d’un premier projet lancé par le porteur ou si à contrario il n’est pas à son coup d’essai. Vous pouvez également visualiser les précédentes campagnes du porteur de projet, déterminer s’il a déjà livré ses contributeurs et consulter les commentaires précédents pour vous forger votre avis sur le sérieux du porteur et sur la qualité des jeux déjà édités. Sur les forums en ligne, dans les communautés de joueurs, vous récolterez également de nombreux avis sur les expériences des uns et des autres. Ne prenez certes pas toutes les informations comme argent comptant, mais en définitif, faites preuve de curiosité avant de vous engager et n’hésitez pas à poser des questions pour minimiser les risques éventuels et « pledger » en toute connaissance.
Pour le porteur de projet, se lancer dans le participatif comporte aussi des incertitudes. Rassurez-vous, en tant que potentiel contributeur, vous n’êtes pas seul à être soumis à des imprévus. L’éditeur prend aussi des risques surtout si le financement atteint de justesse son objectif. Dans cette configuration, il s’agit souvent des petits éditeurs ou des porteurs peu expérimentés qui voient alors les choses se compliquer. Certains « poussent » le financement en cours de campagne afin qu’il atteigne son objectif. Parfois même, ils s’écartent de leur ligne directrice, par exemple en ajoutant des composants non prévu à la base, « pour vous faire plaisir ». Comme le financement entre alors de justesse dans le plan financier initial, les différents rajouts promis en cours de campagne vont alors déséquilibrer le budget et c’est là que les ennuis commencent (pour l’éditeur et pour vous, le contributeur). Dans de tels cas, faites preuve de prudence, voir même de retenue. Par ailleurs, comme à ce stade du projet, l’usine de production n’a soumis qu’un devis au porteur de projet, un financement trop serré peut ne pas être suffisant pour payer la totalité des composants ou des « stretchs goals », ceci si l’éditeur a mal préparé sa campagne. On vous passe également tous les problèmes techniques qui peuvent survenir en cours de projet, surtout si le porteur a eu la bonne idée de vouloir proposer un produit novateur ou révolutionnaire et que l’usine doit réadapter la production et/ou les tarifs.
Un dernier point que nous souhaitions également évoquer et qui concerne justement le fait de vendre directement de l’éditeur au consommateur. Le participatif permet effectivement de voir émerger de petits projets mais il présente aussi, sous une certaine forme, un manque à gagner pour les distributeurs et les boutiques. En participant à des tels projets, vous risquerez probablement d’effectuer moins d’achats chez votre boutiquier du coin. Le distributeur en sera directement impacté tout comme la boutique qui verra sans doute une partie de son chiffre d’affaire diminuer. Oui, le marché doit innover et s’adapter mais sans doute qu’un juste milieu doit également être trouvé pour nous les joueurs-contributeurs. Tous les projets ne sont pas forcément économiquement intéressants. Si le jeu, même financé en participatif, se retrouvera ensuite sur les étals des boutiques, est-ce vraiment pertinent de le soutenir sur Kickstarter pour économiser quelques pièces ? N’oubliez pas de rajouter les frais de port, éventuellement les frais de douane en fonction de votre pays de résidence. Est-ce qu’en finalité cela en vaut-il toujours la chandelle ?
Petites pépites
Mais si au final, tous les maillons de la chaîne fonctionnent bien (et cela est souvent le cas), alors vous pourriez bien vous retrouver avec de beaux jeux entre les mains. Parfois des petites pépites qui ne seront connues que par vous et quelques centaines d’autres joueurs à travers le monde. Parfois des titres à succès pour lesquels vous disposerez de composants exclusifs… Bref, à vous d’effectuer judicieusement votre sélection dans cette jungle de projets.
Nous pourrions encore longuement évoquer le sujet du participatif, mais nous avons voulu un article qui n’entre délibérément pas dans les détails et dans les aspects trop techniques du domaine. Cet article se veut simplement un assemblage d’idées visant à vous permettre d’appréhender le sujet, de vous décider et de vous faire un premier avis. Des idées pour lesquelles nous espérons ne pas avoir pris position. Nous souhaitions uniquement vous présenter le contexte, quelques risques éventuels ainsi que quelques aspects positifs et négatifs, tant pour vous que pour le porteur de projet.
Maintenant, à vous de vous forger votre propre avis.
La plateforme de financement Kickstarter
Le site participatif francophone Ulule
La communauté Cwowd; le portail du participatif